Pour beaucoup de monde, et surtout le grand public, le cinéma est synonyme de films à grand spectacle à gros budget, ou comédie populaire, ou encore film dramatique au scénario intelligent et bien d’autres exemples encore. Pour les grosses productions on peut difficilement passer à côté des pubs et autres bandes annonces qui inondent les écrans, grands comme petits. Mais on trouve également d’autres genres de films. Et si je vous vois venir en pensant que je vais parler de cinéma bis avec des séries B voire Z, et bien vous vous trompez lourdement. Peu de gens connaissent ce que l’on appelle le cinéma expérimental et que l’on a tendance à considérer comme parfois totalement incompréhensible. Certains de ces films ne sortent même pas en salle ou alors dans des cinémas spécialisés dans le cinéma d’auteurs. Certaines de ces petites productions se sont taillées une réputation de films cultes notamment par leur côté relativement dérangeant. L’un des tous premiers à entrer dans ce giron est sans nul doute « Freaks » de Tod Browning réalisé en 1932 et qui fut interdit pendant 30 ans dans le monde entier. Dans les années soixante-dix, c’est « Eraserhead » de David Lynch qui ouvre une voie très expérimentale au cinéma en amenant le public à sérieusement réfléchir aux différents messages subliminaux dont le film regorge. Souvent tourné en noir et blanc pour en fait simplement une question de coût, ces films offrent alors une série d’allégories et de réflexions au travers d’images insolites et d’ambiances sonores tout aussi surprenantes.

C’est en 1989 qu’un jeune réalisateur japonais met en image un véritable délire fantasmagorique philosophant ainsi sur l’obsession du Japon pour l’industrialisation galopante et l’envahissement dans la vie quotidienne du métal dans les objets de tous les jours tout en développant une fascination pour la mutation du corps humain. En imaginant la possibilité d’une fusion entre la chair et le métal, Shinya Tsukamoto filme une lente métamorphose d’un homme en un monstre de fer et autres matériaux. Avec « Tetsuo », Tsukamaoto livre un premier long métrage après de très nombreux courts métrages bizarres dont le premier fut réalisé à l’âge de 14 ans. Avec un film comme « Tetsuo » dont le sujet très industriel est dominé par le métal (« Testu » veut dire « fer » et l’étymologie du prénom « Tetsuo » se traduit par « Homme de Fer »), Shinya Tsukamoto ne devait pas se tromper pour l’ambiance sonore et surtout pour la musique. Depuis les années soixante-dix, un courant musical expérimental assez bruitiste, aux sons métalliques et synthétiques s’installe et conquiert un certain public. La musique industrielle ou plus communément appelée « Musique Indus » est un véritable mélange souvent violent de sons bruts régulièrement compressés et saturés issus aussi bien de synthétiseurs que de guitares électriques, de basses lourdes, de percussions en tous genres et autres objets les plus hétéroclites les uns que les autres. Ce genre plus sonore que musical est véritablement adapté pour illustrer les scènes bio-métalliques de « Testuo ». Au Japon un groupe de musique industrielle essentiellement spécialisé sur les percussions métalliques attire l’attention de Shinya Tsukamoto. C’est surtout le synthétiste du groupe qui intéresse le réalisateur. Avec Chu Ishikawa, le cinéaste a trouvé « le son Tetsuo ».

Le film en lui-même est assez difficile à raconter. Un homme dont on ne connaîtra jamais le nom (il est crédité comme « l’homme » ou « le fétichiste » et interprété par le réalisateur lui-même), s’ouvre la cuisse au couteau et y insère une longue tige filetée. La souffrance brutale et fulgurante le fait courir comme un forcené et traverser la rue où il est mortellement heurté par une voiture. Plus tard, le conducteur réalise que du métal commence à émerger de son corps. Il se transforme peu à peu en une créature difforme faite de chair et de fer, et croise plusieurs personnages tout aussi infestés par ces substances étrangèreses. Avec ce film, on est plongé dans une véritable allégorie violente et bizarre qui nous alerte sur l’obsession de l’industrialisation et l’omniprésence du fer et autres métaux dans notre vie de tous les jours, le tout à travers une obsession pour la mutation et la métamorphose. Shinya Tsukamoto se livre à un exercice de style bien barré avec des images chocs et une ambiance sonore proche des sons d’usine devenus de plus en plus envahissants … il suffit de déambuler dans une ville et tendre l’oreille pour se rendre compte que ce que l’on entend n’a plus rien de naturel. Chu Ishikawa, très à l’aise dans la musique indus est dans son élément avec la bande originale de ce film

Né en 1966 au Japon, Chu Ishikawa s’est distingué très tôt dans la musique industrielle dans le groupe Zeitlich Vergelter à l’âge 15 ans. Ce groupe japonais, malgré un nom allemand, se détache du reste de la scène indus par un présence minime du synthétiseur mais par une abondance de percussions en tous genres aux sons souvent métalliques et traités par divers effets de saturations et autres altérations variables donnant ainsi l’impression de rythmes de machines d’usine avec une certaine violence. Zeitlich Vergelter reçoit un très bon accueil et Chu Ishikawa est l’un des musiciens les plus remarqué. Il est contacté par Shinya Tsukamoto pour la musique de « Tetsuo », son film expérimental très fortement ancré dans la réflexion sur l’industrialisation omniprésente. Ishikawa va alors créer une musique plus soft que pour le groupe et livre une série de morceaux électroniques puissants et relativement durs. Avec ce travail, démarre une collaboration entre les deux hommes qui va durer sur plusieurs films, notamment « Tetsuo II, Body Hammer », « Bullet Ballet », « Haze », « Nightmare Detective » ou encore « Gemini » et de nombreux autres. Chu ishikawa est alors remarqué par une autre réalisateur japonais tout aussi décalé, Takeshi Miike, l’un des fers de lance du cinéma japonais décalé et parfois dérangeant. Chu Ishikawa signe pour Miike les musiques de « Fudoh, the New Generation », « Dead or Alive 2 ». Entre temps, il crée un autre groupe de musique industrielle « Der Eisenrost », prolongement logique de Zeitlich Vergleter avec qui il signe la musique de « Tokyo Fist », dont le style est pourtant détaché des sons indus habituels. Der Eisenrost sort un seul et unique album mais livre néanmoins des musiques pour des pièces de théâtre expérimentales ainsi que pour le jeu « Phantom Crash ». Après de nombreuses B.O. et quelques rares albums, Chi Ishikawa décède en 2017 après une longue lutte contre une maladie dont on ne connaîtra pas la nature.

Quand Shinya Tsukamoto contacte Chu Ishikawa, il cherche un son très particulier pour son premier long métrage « Tetsuo ». Non content de vouloir surprendre, voire choquer son public avec les images, il veut également le perturber avec le son. Il trouve dans la musique du groupe Zeitlich Vergelter un son très dur, saturé, métallique et violent à l’image de l’histoire qu’il veut filmer. Mais préférant toutefois une musique assez illustrative pour pouvoir coller aux scènes, il se focalise sur le synthétiste Chu Ishikawa. Celui-ci, acceptant le défi qui lui est lancé, livre une musique électronique comme on en entend très rarement au Japon. Avec ses synthétiseurs il va créer une ambiance dure avec des sons très souvent métalliques et proches des bruits de machines d’usine et de souffle pneumatique. Plusieurs types de percussions saturées viennent rythmer de façon assez lourde l’ensemble donnant ainsi l’impression d’une certaine oppression bruitiste. Parfois quelques passages calmes s’immiscent avec des chœurs éthérés contrastant totalement avec les sons qui les soutiennent pourtant. Avec des traitements de sons comme la sursaturation ou encore la compression excessive, la musique industrielle de « Testuo » est une véritable symphonie chaotique, ode à l’industrialisation et aux machines en tous genres avec des ambiances lourdes aux sons de métal et de souffles pneumatiques survitaminés, le tout entrecoupé de parties plus accessibles avec néanmoins des ambiances assez contraire à tout ce que l’on considère comme musical. Cette ambiance sonore sera alors réutilisée pour « Tetsuo II, Body Hammer » mais également pour « Tetsuo III, the Bullet Man ».

Quand le film sort au Japon en 1989, Shinya Tsukamoto et Chu Ishikawa préfèrent éviter d’investir dans l’édition d’une bande originale. Mais le succès du film qui conduit à une suite en 1992 leur fait réaliser que le statut de « film culte » n’est pas bien loin. Alors sort un CD contenant des passages des deux films. Avec le succès grandissant des films de Tsukamoto, les bandes originales de des différents opus sortent les unes après les autres. C’est quand le troisième volet de « Testsuo » sort que la production décide d’éditer les B.O. complètes de la trilogie dans un coffret luxueux de trois CDs. Mais en 2016 Chu Ishikawa décide, via Kaijyu Theater, de sortir en vinyle la version de 1992 avec des passages des deux premiers films.
Avec le coffret de trois CDs on a alors l’intégralité des musiques utilisées pour pister les films. Ces versions très brutes avec une saturation et une compression voulues sont alors plus fidèles aux films car le CD de 1992 réédité en vinyle qui comprend quelques passages des deux premiers longs métrages contient en fait des versions réenregistrées et mixées de manière beaucoup plus soft que les versions originales.

Avec « Tetsuo », Shinya Tsukamoto livre donc un film furieux aux allégories violentes sur l’industrialisation galopante au Japon avec une obsession pour la mutation du corps humain en le fusionnant avec le métal. La plupart de ses films sont résolument hors normes et parfois dérangeants pour certains. Mais il lui est arrivé de faire des films plus accessibles au grand public, même s’il s’agit de film de fantômes ou de monstres comme par exemple « Hiruko, The Goblin ». Beaucoup plus accessible, ce film a parfois quelques passages assez cocasses et humoristiques mais toujours avec beaucoup d’originalité. Parmi les acteurs présents se trouvent quelques grands noms du cinéma japonais comme Kenji Sawada, que l’on a pu voir dans « Mishima » ainsi que « Hideo Moruta », vétéran du septième art nippon que l’on a pu voir dans de très nombreux classiques comme par exemple « Kagemusha » d’Akira Kurosawa

Comme quoi, le monde a beau être vaste, l’univers a beau être immense, tout se recoupe.