George R. R. MARTIN
Le trône de fer – Game of thrones
Tome 14, Les dragons de Meeren

Attention, dernière pierre identifiée d’un monument de la littérature médiéval fantastique ! Cette fresque se compose à ce jour de 14 tomes sur un total encore indéterminé. Elle se veut avant tout l’histoire d’un monde, conçu par l’auteur comme un véritable laboratoire où il peut libérer et confronter les forces en présence. Cet objectif se résume magnifiquement dans le titre. Car il s’agit bien ici de souligner comment le pouvoir s’incarne dans ce trône composé d’épées fondues par le souffle d’un dragon, un siège qui n’est pas des plus confortables et dont les occupants ont vite fait de s’y couper, voire d’y perdre la vie pour les plus faibles. Magnifique symbole attirant les prétendants comme des insectes par une lumière d’été, au début aveuglés pour toujours finir brûlés. Si cette œuvre a donc une ambition, elle est donc d’abord à mon sens de mettre en scène cette lutte acharnée pour les sommets, en l’illustrant d’une géographie, celle des 7 royaumes dont chacun est représenté par une faction, et bien sûr de personnages hauts en couleur que l’auteur plonge avec délectation dans l’histoire en marche. Si vous aspiriez à de la fantasy à la papa, passez donc votre chemin, car ici l’auteur bannit toute posture manichéenne. Il brouille les pistes, n’utilise le surnaturel qu’avec parcimonie, utilise l’humour et l’ironie en orfèvre, et par-dessus tout aime surprendre le lecteur en n’hésitant pas à tuer les personnages auxquels on s’attache, à la seule condition que leur sacrifice se mette au service de la saga. Cette possibilité joue beaucoup dans l’émotion éprouvée par le lecteur. Je ne connais pas de moyen plus puissant pour casser l’image indestructible du héros positif que cette épée de Damoclès en permanence suspendu au-dessus de leur tête. Ils n’en deviennent que plus vivants et plus attachants quand ils peuvent disparaître d’une page à l’autre. Et dans ce contexte, il n’est pas étonnant que le destin des rescapés n’en devienne qu’encore plus exceptionnel… Mais bien sûr l’auteur peut se permettre de tels sacrifices que parce qu’il a multiplié les personnages comme autant d’entrées dans le récit, autant de regards différents, du plus sympathique à l’ordure finie, qui permet au final d’entrapercevoir le véritable héros de cette aventure, le monde lui-même, dans sa globalité et ses soubresauts. Car là se cache la moelle de l’œuvre, son intérêt véritable en même temps que son ambition démesurée, la tentative d’offrir au lecteur une parabole du monde bien réel dans lequel nous nous débattons. Un univers où le pouvoir est trop souvent siège d’arbitraire, où la justice se magnifie par sa rareté, où la violence surgit à l’improviste, où les rapports de force dominent les relations humaines, où les individus ne sont jamais monolithiques et se révèlent toujours dans leur complexité. Pas de bien ni de mal ici. Nous sommes au-delà. Du côté du conflit entre vie et mort. Et de l’irrépressible beauté surgissant du tragique.
Mais là je m’emporte, veuillez m’excuser, chers lecteurs. Revenons donc au concret, à ce qui fait la force du récit. Je vous ai affirmé l’importance des multiples personnages, mais j’aimerais maintenant zoomer sur mon préféré. J’annonce Tyrion Lannister, nain de son état, à savoir affecté de nanisme, et non rejeton d’une race de petits hommes poilus et trapus vivant dans des mines. Voilà le cadet d’une des plus vieilles familles des 7 royaumes, les Lannister de la maison du Lion, dynastie qui offre d’ailleurs à la saga bien d’autres spécimens de choix. Apprécions donc en connaisseur son côté épicurien, lui qui aime la vie dans toutes ses facettes, même les plus grivoises, maniant le verbe et l’esprit comme personne, adoptant l’ironie comme son mode d’expression préférée, mais aussi comme défense efficace contre les moqueries provoquées par son état. Tyrion je t’aime, et j’espère que tu trouveras quelques compensations à la rudesse de ton monde en lisant cette modeste contribution.
Voilà qui est dit. Mais ne croyez pas que je vais m’arrêter là sans évoquer d’autres qualités du récit. D’abord et je l’ai déjà dit, j’aime comment l’auteur utilise avec parcimonie le fantastique au début de la saga, pour ensuite, au fil des pages, commencer à le réveiller en même temps que surgissent et grandissent de nouvelles créatures, les dragons. J’aime l’immense mur de glace qui se dresse au Nord du royaume pour le protéger des contrées sauvages où la mort grandit en même temps que des créatures contre nature. J’aime que, comme un pied de nez bienvenu à leur asservissement éternel, une nouvelle puissance s’épanouisse chez une femme, Daenerys Targaryen, de la maison du Dragon, héritière de la dynastie de monarques décapitée une génération auparavant à force de décadence, et dont la force morale semble capable de régénérer ce monde à l’agonie, en le purifiant du souffle de ses enfants. J’aime que l’auteur prenne son temps, qu’il ose des détours pour suivre des personnages secondaires devenant soudain importants, qu’il s’attarde sur leur passé ou sur une région, qu’il établisse des liens, crée des ponts, au départ improbables, et qui parfois nous amène à dire là-bas comme ici, soudain saisis d’étonnement, que vraiment le monde est petit.
Alors bien sûr en toute chose existe deux faces, et les qualités tant vantées dans ces lignes pourront parfois prêter le flanc à la critique, certains déplorant la trop grande complexité de ce monde, l’aspect pléthorique de sa galerie de personnages, ou encore la trop grande lenteur du déroulé de l’intrigue principale. Certains se demanderont même si l’auteur sait finalement où il veut nous conduire, et s’il ne s’est pas laissé un peu emporter par une ambition trop immense. A ceux là je leur répondrai qu’ils ont certainement raison… En fait sûrement puisqu’ils le pensent ! Mais alors qu’ils me pardonnent ce vœu pieux : en paraphrasant la formule d’Antonio Machado, « le chemin se construit en marchant », Monsieur George R.R. Martin, trouvez donc encore l’énergie de le poursuivre, et prolongez ainsi le fantasme d’un lecteur redoutant l’avènement d’une fin…

« Une plaidoirie pour Titof »
Salvatore