Dès l’ouverture très lente avec ce son analogique bien reconnaissable, on est plongé dans l’ambiance glauque d’un thriller devenu culte bien que méconnu du grand public. Même s’il a été primé au festival du film policier de Cognac en 1987, « Le Sixième Sens » de Michael Mann reçoit des critiques mitigées. Néanmoins, le style de Michael Mann et surtout sa manière de traiter la bande son et notamment la musique employée en a fait une œuvre culte. Nombre d’amateurs éclairés cite ce film comme la meilleure adaptation du roman « Dragon Rouge » en citant notamment l’utilisation, très personnelle et qui a fait école, de la musique dans un film. Une patte que seul Michael Mann a su mettre en valeur et que nul n’a su employer par la suite.

Je vais vous parler de musique de « Manhunter » titre original du « Sixième Sens » (qui n’a rien à voir avec le film de M. Night Shyamalan) parue en LP en 1986 mais rééditée sur un double vinyle fin juillet avec les inédits qui n’ont pu figurer sur le disque original, faute de place mais surtout à cause de droits avec d’autres labels. Cette nouvelle édition de « Manhunter » réalise l’exploit de réunir tous les morceaux apparaissant dans le film, une édition que tout le monde attend depuis plus de trente ans. Alors, je vous ai toujours dit que … la B.O., la VRAIE est une suite de morceaux instrumentaux spécialement composée pour coller à l’image soutenant ainsi l’émotion, l’action ou la contemplation. Je continuerai à le dire mais nous allons voir qu’avec Michael Mann, l’utilisation de chansons à une raison très judicieuse d’être pour illustrer et rythmer des scènes. En surfant sur cette idée créée et développée pour la série TV « Deux Flics à Miami » (Miami Vice), le réalisateur va installer une atmosphère musicale remarquablement étudiée pour son film « Manhunter ».

Michel Mann ayant débuté à la Télévision en scénarisant des épisodes de séries comme « Vega$ » (avec Robert Urich) ou encore « Starsky et Hutch », réalise son premier film « Le Solitaire » (Thief) avec James Caan. Dès ce premier opus, il met en place une certaine ambiance musicale en faisant un choix qui sort des sentiers battus. Là où les autres réalisateurs font appel à des compositeurs devenus spécialistes des musiques de films, il va engager un groupe de musique électronique qui n’avait que très peu œuvré dans ce genre musical particulier. Avec Tangerine Dream, Michael Mann tente un pari risqué mais qui s’avère payant. Dès lors, son style est synonyme d’expérience à la limite du laboratoire sonore. Après avoir réutilisé Tangerine Dream pour son film « La Forteresse Noire » (The Keep), le réalisateur va étoffer son univers sonore, non plus avec un seul groupe ou compositeur, mais avec plusieurs intervenants. C’est pourtant dès « Le Solitaire » que Michael Mann va déjà faire appel à un autre compositeur pour le générique de fin du film. Avec Craig Safan qui signe ce titre supplémentaire, Le cinéaste commence à élaborer une certaine diversité stylique dans la musique de ses films. Mais la B.O. de « la Forteresse Noire » étant exclusivement composée par Tangerine Dream, cette diversité va être dictée par Mann. Musicien lui-même, il donne des directives précises aux membres de Tangerine Dream en étant présent dans les studios où se déroule l’enregistrement des morceaux. Il apparaît même à la guitare sur un passage de la musique du « Solitaire ». Pour « la Forteresse Noire », Michael Mann demande à Tangerine Dream, afin de varier le son de reprendre trois titres à leur façon. L’une est « Mea Culpa » de Brain Eno et David Byrne don t les lourdes percussions ouvrent le film, ce qui le clôture est une adaptation de « Walking in the Air » de Howard Blake. Mais ce qui va définir le changement radical de style est sans nul doute la réorchestration aux synthés de « Puer Natus est Nobis / Gloria » l’une des messes de Noël composées par Thomas Tallis vers 1554.

Cette diversité va devenir l’une des caractéristiques de la musique chez Michael Mann. C’est en mettant en place cette manière pour la série qu’il crée et produit « Deux Flics à Miami » qu’il va élaborer sa patte bien particulière. En Utilisant les chansons de groupes pop rock très en vogue à l’époque, Michael Mann ne fait pas que les mettre en avant. Il utilise le sens même des paroles des titres ainsi que le rythme de la musique pour illustrer les scènes sur lesquelles elles apparaissent. Cette méthode très personnelle va être imitée par nombre de producteurs et réalisateurs, mais aucun d’eux n’aura le génie de comprendre le véritable fonctionnement et surtout le sens de celle-ci. C’est ce savoir-faire perfectionné au fil des épisodes et saisons de « Maimi Vice » qui va être utilisé pour pister la bande son du film « Manhunter ». Michael Mann va alors engager deux intervenants pour la musique instrumentale mais va également demander à deux groupes de lui fournir un titre spécialement composé pour son film. Mais le réalisateur est grand amateur de musique et il n’hésite pas là encore à utiliser des morceaux déjà existants et son choix au goût très sûr va se porter sur un groupe anglais peu connu à cette époque Shriekback ainsi que sur les musiciens qui sévissent dans l’univers de la musique électronique, le japonais Kitaro et le pionnier Klaus Schulze dont je vous ai déjà parlé.

Donc, quand Michael Mann met en chantier « Manhunter », il a alors une expérience assez solide en tant que réalisateur/producteur avec cette patte musicale incomparable due à sa vaste culture dans ce domaine. Il engage d’abord Michel Rubini qui vient de se faire connaître du grand public avec sa musique pour le film « The Hunger » (les prédateurs) après avoir assuré les parties de synthés pour Barbra Streisand, Sonny and Cher, et bien d’autres encore. Son univers sonore propre issu de multiples synthétiseurs attire l’attention du réalisateur. Ce dernier aimant énormément les sons analogiques de ses incroyables machines croit fermement à l’ambiance glauque que peut lui fournir Rubini avec. Plusieurs thèmes sont alors livrés par le compositeur, mais un seul est retenu qui devient le thème du héros Will Graham (interprété par William Petersen, Gil Grissom dans « les experts »). Ce morceau plus mélodique que ceux fournis pour « The Hunger » est une véritable commande avec des directives précises de Mann. Les accords du début de ce titre sont calqués sur ceux très similaires de « Confrontation » de Craig Safan, le générique de fin du « Solitaire » qui lui-même était calqué, à la demande du réalisateur, sur ceux de « Confortably Numb » de Pink Floyd. Le morceau lancinant apparaît plusieurs fois dans le film mais avec des coupes judicieuses ce qui lui donnent des déclinaisons intéressantes. C’est en voyant le groupe de la scène post punk The Reds que Michael Mann décide de faire appel à eux pour compléter la bande son instrumentale. Ce groupe venu de Philadelphie utilise les synthétiseurs au milieu d’une formation plus classique avec guitares, basse et batterie. Néanmoins The Reds va élargir son style en suivant les directives de Michael Mann. Le réalisateur leur commande des morceaux très électroniques peu rythmés et avec une forte utilisation de nappes synthétiques très sombres. Le résultat est à la hauteur. Avec « Leed’s House », Mann va trouver son deuxième thème principal. Il va là aussi le décliner en plusieurs fois dans le film en utilisant certains passages puis d’autres après coup. Avec « Lector’s Cell » et « Jogger’s Stakeout » l’ambiance est définitivement établie. De sombres ensembles étirés s’installent avec parfois une incursion sonore d’une guitare qui vient parachever le côté glauque des scènes du film. Quelques séquences lourdes et lentes viennent discrètement ponctuer le rythme d’une action rare et pesante.

Mais là où Michael Mann montre son incroyable culture musicale, c’est en négociant les droits d’utilisation de morceaux déjà employés dans d’autres films. Misant sur le fait que ces films soient quasiment inconnus du grand public, le réalisateur va tout d’abord reprendre une musique de « Schizophrenia » (Angst) de Klaus Schulze (souvenez-vous je vous en avais parlé lors de la chroniques sur la réédition de Wahnfried). Avec « Freeze » de Klaus Schulze, Michael Mann va installer une ambiance étrangement malsaine lors de la conversation entre Graham et Hannibal Lecter. Les petites séquences cristallines qui se perdent dans un écho caverneux glace littéralement le sang surtout quand de longs accords étirés viennent survoler le tout avec un son d’une froideur extrême. Peu de gens connaissent Kitaro. Dans son pays et même dans le monde entier, ce japonais a une carrière impressionnante dans le domaine de la musique électronique. C’est après une rencontre avec Klaus Schulze qu’il va comprendre le véritable potentiel des synthétiseurs et se lancer dès 1978 dans sa carrière solo devenue depuis une référence du genre. Mélangeant les styles occidentaux avec la culture asiatique, il crée une musique aérienne avec des rythmes simples et des séquences légères sur des percussions plus lourdes. Michael Mann va négocier avec Canyon Records, le label de Kitaro pour réutilise deux morceaux de celui-ci pour le film d’animation « Queen Millenia » de Leiji Matsumoto. Ces deux titres enchainés « Seiun » et « Hikari no Sono » sont très différents. Le premier très aérien est basé sur de longs accords éthérés avec des sons discrets plus clairs et un thème léger à la limite de la complainte méditative. Le second qui vient tout de suite après installe une séquence sur trois notes avec le son propre à Kitaro sur laquelle une autre, plus claire, s’ajoute avec quelques thèmes qui viennent s’inviter. Ces parties utilisées, notamment quand Graham étudie le dossier du tueur en série qu’il pourchasse, amènent une côté plus apaisant mais néanmoins angoissant.

C’est en réutilisant sa méthode sur la série « Deux Flics à Miami » que Michael Mann va mettre véritablement sa patte incomparable. Il va demander à deux groupes pop rock de lui fournir un morceau. Avec « Strong as i Am » des Prime Movers et « Heartbeat » de Red 7, le réalisateur utilise des chansons pour rythmer et illustrer des scènes spécifiques. Il s’appuie non seulement sur la composition mais surtout sur les paroles afin de véritablement coller à l’image. Cette méthode unique, toujours imitée mais jamais égalée, va voir son coup de génie avec l’utilisation de trois titres du groupe Shriekback. Si deux d’entre eux sont plus instrumentaux, le troisième, chanté, est un véritable tour de force. « This Big Hush » est une chanson lancinante et très pessimiste avec des sons froids et glauques et des paroles autodestructrices. Avec cette chanson, Michael Mann piste la scène passionnelle entre le tueur en série et l’héroïne du film à qui il voue un amour proche de la folie, menant les deux êtres à une autodestruction sure. Mais Mann voit en ce groupe des véritables expérimentateurs et réutilise deux autres morceaux issus de l’album « Oil and Gold » comme pour « This Big Hush ». « Evaporation » porte bien son titre. Les sons électroniques ont tendance à s’envoler de manière assez diffuse avec une voix vocodée qui semble venir de nulle part. Mais c’est « Coelocanth » qui marque le public. Une longue note synthétique s’étire accompagnée de sons étranges sur laquelle s’installe quelques notes simples au Shakuachi, la devenue célèbre flute traditionnelle japonaise. Le dernier coup de génie de Michael Mann est dans le choix de la musique utilisée pour la confrontation finale entre Graham et le tueur. Le combat entre les deux hommes est rythmé par un classique du prog rock psychédélique. Les parties instrumentales du cultissime « In-A-Gadda-Da-Vida » d’Iron Butterfly est en passe de devenir une référence dans l’expérience de l’utilisation judicieuse d’une chanson dans un film.

Quand « Manhunter » sort au cinéma un an après sa présentation aux USA, il est accueilli avec des critiques mitigées mais obtient néanmoins le prix du festival du film policier de Cognac. Son ambiance glauque fortement accentuée par une musique tout aussi sombre marque le public et devient une référence notamment quand il s’agit d’utiliser des chansons pour illustrer des scènes. Le savoir-faire de Michael Mann va faire école et sera toujours imité mais ne sera jamais égalé car les autres producteurs et réalisateurs se contenteront de mettre des chansons d’artistes en vue afin d’une action purement commerciale. La musique de « Manhunter » est donc si unique qu’elle parait très vite en vinyle avec les thèmes principaux mais également les chansons. Ainsi on retrouve Red 7, Shirekback, Prime Movers et Iron Butterfly (avec une version raccourcie de leur titre qui dure en fait plus de 16 minutes) mais également l’unique morceau de Michel Rubini et les thèmes fournis par The Reds à l’exception de « Jogger’s Stakeout » par manque de place. Mais les ayant droits des titres de Klaus Schulze et surtout de Kitaro refuseront que les morceaux de leurs musiciens apparaissent sur l’album. C’est fin des années 2000 qu’un CD voit le jour incluant l’inédit « Jogger’s Stakeout » mais là encore aucune présence de Kitaro et Schulze jusqu’à juillet 2018. Le label américain Waxwork Records à qui l’on doit de nombreuses B.O. intéressantes comme la réédition de scores complets tels que « L’âge de cristal«  ou encore « Tenebrae«  ont réussi l’exploit de négocier les droits pour rééditer l’intégralité de la B.O. de « Manhunter » sur un double vinyle. On retrouve donc « Jogger’s Stakeout » de The Reds mais également les autres titres. Si pour « Freeze » de Klaus Schulze, la négociation est plutôt facile, il faut reconnaître que c’est un véritable exploit qui a été effectué pour inclure « Seiun » et « Hikari No Sono » les deux titres de Kitaro issus de la bande originale de « Queen Millenia » initialement parue chez Canyon records et chez Geffen. Avec ce double album, Waxwork Records nous offre une véritable pépite dans un design entièrement nouveau avec une pochette où des yeux prédécoupés révèlent un effet de miroir.

La B.O. de « Manhunter » pourrait être considérée comme une sorte de laboratoire sonore où l’on aurait fait des expériences musicales. Avec l’utilisation de musiques et de chansons issues d’horizons variés, Michael Mann démontre que la musique fait véritablement partie intégrante d’un film même si on utilise des morceaux déjà existants, et donc non créés pour l’occasion. Il utilise plusieurs groupes et parmi eux se distingue Shriekback. Formé en 1982 par Barry Andrews (ex XTC), Carl Marsh et Dave Allen (ex Gang of Four) Shriekback se distingue par un son électro soft sur des paroles assez sombres et pessimistes. Ce sont les morceaux de l’album « Oil and Gold » qui sont utilisés par Michael Mann pour « Manhunter ». Si l’on regarde les crédits de cet album, on a la surprise de voir parmi les ingénieurs du son et surtout sur la programmation des synthétiseurs Hans Zimmer qui deviendra plus tard l’incontournable compositeur très prolifique de musiques de film.

Comme quoi, le monde a beau être vaste, l’univers a beau être immense, tout se recoupe.