Dans le cercle relativement fermé du cinéma italien, on trouve de nombreux réalisateurs devenus légendaires comme Frederico Fellini, Sergio Leone, Bernardo Bertolucci, Luciano Visconti, Ettore Scola, Michelangelo Antonioni, et bien d’autres, qui ont marqué de leur patte le septième art latin. Mais si l’on retient aisément ces noms pour leur œuvre incomparable, il ne faut pas oublier ce que l’on nomme élégamment comme « le cinéma de genre » et qui a été plutôt prolifique dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Entre le Giallo (souvenez-vous, je vous en avais parlé avec la chronique de « Tenebrae« ) et les films d’horreur, le cinéma italien s’étoffe avec des séries Z, mais aussi avec quelques petits bijoux cinématographiques. Alors émergent des cinéastes comme Mario Bava, Lucio Fulci, Ruggiero Deodato, Enzo Castellari mais surtout celui qui s’exportera avec le plus de succès, Dario Argento. Grand maître du giallo parfois fois horrifiques, Argento livre plusieurs films à l’atmosphère angoissante teintée de scènes un peu gore, histoire de bien mettre le spectateur dans l’ambiance. Le coup de génie du réalisateur est sans nul doute son choix drastique en 1975 pour la musique de son film « Les frissons de l’angoisse » (Profondo Rosso). C’est à partir de cette décision, que va naître un groupe de rock progressif qui va se distinguer dans la musique de film, Goblin, et qui va d’ailleurs signer les partitions de plusieurs films d’Argento. Avec la sortie récente en vinyle des bandes originales complètes de « Profondo Rosso », de « Buio Omega » et de « Phenomena », Goblin demeure l’une des références en la matière tant et si bien que John Carpenter cite la B.O. de « Suspiria » comme l’une de celle qui l’a le plus influencé pour sa carrière de compositeur.

C’est en 1972 que le claviériste Claudio Simonetti rejoint le guitariste Massimo Morante, le bassiste Fabio Pignatelli et le batteur Walter Martino pour enregistrer des bandes démos de leur groupe Oliver. Remarqués par Eddie Offord, ils partent à Londres et donnent plusieurs concerts dans la capitale anglaise, mais ils réalisent qu’ils n’auront jamais une carrière en restant en terre britannique. De retour en Italie, les membres d’Oliver signent chez Cinevox, et Tony Tartani se voit alors invité à remplacer le chanteur anglais. Rebaptisé Cherry Five par le label, le groupe sort un premier album. En 1975, il est contacté par le compositeur Giorgio Gaslini afin de l’aider pour la B.O. du film de Dario Argento « Profondo Rosso ». Mais après un conflit assez houleux avec le réalisateur, le collaborateur de longue date quitte le projet laissant Argento seul avec Cherry Five. Après avoir écouté leur album, Dario Argento voit en eux une nouvelle vague musicale pour les productions cinématographiques. Cherry Five se retrouve un peu secoué par quelques changements internes. Tony Tartani, le chanteur est devenu inutile sur des morceaux essentiellement instrumentaux et Walter Martino, le batteur quitte le groupe pour rejoindre un autre, Libra. C’est alors Agostino Marangolo qui vient à la rescousse compléter les parties déjà enregistrées de son prédécesseur. Ce changement radical va également conduire le groupe à changer de direction musicale. Très influencé par Keith Emerson et Rick Wakeman, Cherry Five devient Goblin sous l’impulsion de Dario Argento. Après « Profondo Rosso », Goblin enchaîne les B.O. et surtout pour Argento. Ainsi on découvre leur son avec « Suspiria », « Zombi », « Patrick », « Contamination », « La Chiesa » et bien d’autres. Goblin connaissant de nombreux problèmes entre ses membres, se sépare après avoir fourni les morceaux pour « Penomena » autre film de Dario Argento. Claudio Simonetti en profite pour entamer sa carrière solo avec des B.O. comme « Conquest », « Amazonia », « Atomic Cyborg », « Nightmare Beach », « Versace Murder », « Démons » et tout récemment « Dracula 3D ». Mais quand Dario Argento réalise « Non ho Sonno » (Le sang des Innocents), il convainc le groupe de retravailler une dernière fois. Cette réunion ne durera pas et le groupe se sépare à nouveau. Une procédure judiciaire va conduire à la formation Goblin d’un côté et à la création de Claudio Simonetti’s Goblin de l’autre.

C’est avec « Profondo Rosso » que Dario Argento amorce un tournant dans sa carrière de réalisateur de Giallo. Il signe avec ce film l’une de ses œuvres majeures. Le pianiste Marcus Daly, témoin d’un meurtre décide de mener sa propre enquête par pure curiosité malsaine, mais quand il s’aperçoit que l’assassin commence à s’en prendre à lui, son enquête devient une nécessité de survie. Présent, sur les lieux des crimes, il est à son tour suspecté par la police. Quand le réalisateur italien s’attaque à « Profondo Rosso » en 1975, il a déjà derrière lui plusieurs Giallos à son actif. Il va insuffler à son nouvel opus une pointe d’angoisse supplémentaire. Pour la partie son, et surtout musicale, Dario Argento fait de nouveau appel à son complice habituel Giorgio Gaslini. Mais de violents désaccords divisent les deux hommes et le compositeur claque la porte laissant Argento seul avec seulement deux morceaux à utiliser. La présence du groupe Cherry Five pour certains aspects plus modernes de la musique de Gaslini va conduire à une nouvelle ère avec la création de Goblin. L’alchimie entre le réalisateur et les musiciens est telle que le résultat est à chaque fois une réussite. Alliant rock progressif teinté de jazz et surtout magnifié par l’apport des synthétiseurs, la musique de Goblin, très étrange pour l’époque, se marie à la perfection avec les images des films où elle apparaît. Ce qui fait la force de « Profondo Rosso » est certes les acteurs et la mise en scène, mais aussi la musique, toute nouvelle à l’époque. Elle installe une atmosphère parfois glauque grâce à des sons jusque-là jamais utilisés dans la musique de film. Parfois prog rock parfois un peu jazzy dans certains arrangements, la musique de Goblin est l’un des atouts majeurs du film.

Cette patte Goblin va se concrétiser dans les films suivants de Dario Argento tant et si bien que le groupe est sollicité par d’autres réalisateurs. Parmi eux, Joe d’Amato se distingue surtout par des films très fortement dérangeants, tant par les scénarios glauques que par les scènes gores particulièrement viscérales qui parfois apparaissent. Mélangeant gore, érotisme (voir soft porn) et situations assez dingues, D’Amato signe plusieurs films qui vont en déranger plus d’un avec notamment les célèbres « Infamous movies » comme « Horrible » ou « Anthropophagous ». Quand il se lance dans la production de « Buio Omega » (Blue Holocaust) en 1979, Joe d’Amato signe un film assez glauque. Franck, taxidermiste vit seul avec Iris sa gouvernante. Celle-ci secrètement amoureuse de son patron tue sa rivale Anna grâce à une poupée vaudou. Mais Franck décide de conserver le corps en l’empaillant et voue un amour malsain qui le conduit à une folie meurtrière. Pour ce film à l’atmosphère malsaine, Joe d’Amato fait appel à Goblin pour en assurer la partition. Le groupe confirme alors son statut de compositeurs de musique de film qui se verra confirmé par la suite.

C’est en 1985 que Dario Argento livre « Phenomena » avec la toute jeune Jennifer Conelly, révélée un an plus tôt par Sergio Leone avec « il était une fois en Amérique ». Jennifer Corvino, fille d’une star de cinéma est envoyée en pension en Suisse. Se sentant seule et abandonnée, elle souffre de plus de somnambulisme. Ses balades nocturnes vont la mettre en contact avec un tueur en série qui a déjà massacré plusieurs jeunes filles dans les environs. Rejetée par tout le monde et traquée par le tueur, elle découvre alors son pouvoir d’entrer en contact avec les insectes et trouve refuge chez un entomologiste. Dario Argento fait de nouveau appel à Goblin pour la musique de « Phenomena ». Mais à ce moment le groupe connaît de sévères dissensions qui conduiront à l’éclatement. Mais pour ce dernier travail en commun, les musiciens livrent une bande originale fidèle à leur esprit, bien que quelque peu décousue.

Pour ces trois films, les synthétiseurs de Simonetti supplantent les sons de guitares de Morante le tout rythmé par les basses variées de Pignatelli. Ce sont des sons percussifs retravaillés électroniquement qui viennent parfois mettre en avant le côté violent et angoissant des scènes des films. Les ambiances électroniques propres à Claudio Simonetti demeurent l’identité sonore même de Goblin. Le tout est un savant mélange stylique qui a fait la renommée du groupe avec une teinte prog rock un peu jazzy par moment ponctuée par des expérimentations discrètes qui amènent une atmosphère angoissante et parfois malsaine. Pour « Profondo Rosso », les rares parties de Giorgio Gaslini qui s’insèrent cassent peut-être un peu le style et l’ambiance globale, mais elles finissent par pas trop mal se marier à l’ensemble. Avec « Buio Omega » les synthétiseurs prennent un peu plus le dessus par rapport au reste et installent une ambiance plus sombre. Pour ce qui est de « Phenomena », on sent de suite que la présence de Simonetti est prépondérante. Ses synthés sont omniprésents et les autres instruments sont surtout en appui. Il suffit d’écouter le thème principal pour se rendre compte que Claudio Simonetti a pratiquement tout dirigé.

Seule la musique de « Buio Omega » ne sera pas éditée lors de la sortie des films en salle. En 1975 la B.O. de « Profondo Rosso » fait découvrir Goblin au public. Le groupe sort de l’ombre et commence alors une carrière exemplaire. Grâce à leur label Cinevox Records, Goblin sort leurs B.O. jusqu’à leur séparation avec « Phenomena ». À cette époque le disque ne comporte que quelques morceaux accompagnés d’un titre de Simon Boswell, autre compositeur de B.O. utilisant des synthétiseurs, de la surprenante ouverture du film par Bill Wyman ainsi que des titres de groupes comme Iron Maiden, Motörhead. Il faut attendre la fin des années quatre-vingt-dix pour que Cinevox et Bixionet décident d’éditer en CD la bande originale complète de « Profondo Rosso » en ajoutant les musiques de Giorgio Gaslini ainsi que toutes les sessions alternatives que l’on peut entendre dans le film. En poursuivant dans cette campagne de rééditions dite « expanded », le label offre alors toutes les autres B.O. de Goblin dont « Phenomena ». Dans cette édition, seules les musiques de Goblin sont présentes. Exit donc Simon Boswell, Bill Wyman, Iron Maiden et Motörhead. Mais là où Cinevox fait fort, c’est avec l’édition de la B.O. inédite de « Buio Omega » qui n’avait jamais vu le jour jusqu’à lors. Des années plus tard, le label décide de ressortir ces bandes originales en vinyle, mais seulement dans leur durée originelle et donc tronquée de plusieurs morceaux. Ce n’est que ces derniers mois que le devenu légendaire label Waxwork Records nous offre la possibilité d’écouter dans ce format analogique la musique complète de « Profondo Rosso » sur trois LP ainsi que de « Phenomena » (seulement les morceaux de Goblin) sur deux disques. Parallèlement c’est l’autre respecté label Death Waltz Records qui sort en vinyle la musique de « Buio Omega ». Nouvelles éditions obligent, c’est dans un tout nouveau design que ces disques se distinguent des autres. Un must disponible sur tous les sites de ventes et les disquaires qui peuvent les commander et les faire venir.

Si « Phenomena » est un film qui signe un peu le glas de Goblin, il lance également la carrière de la toute jeune Jennifer Connelly alors seulement âgée de 15 ans. Mais on trouve aussi parmi les acteurs présents quelques têtes connues dont l’indéboulonnable Donald Pleasance, acteur à la filmographie exceptionnellement riche avec des films comme « Les aventuriers du Kilimandjaro », « La grande évasion », « Le voyage fantastique », « THX 1138″ ou encore la nuit des généraux » parmi une kyrielle de classique et qui connait par la suite une autre carrière plus grand public tout d’abord à la télévision en apparaissant dans diverses séries comme « Columbo » entre autres, mais également au cinéma notamment grâce à John Carpenter puisqu’on le retrouve à l’affiche d’ « Halloween », de « New York 1997 » ou encore du « Prince des ténèbres ».

Comme quoi, le monde a beau être vaste, l’univers a beau être immense, tout se recoupe.